Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
20 décembre 2010 1 20 /12 /décembre /2010 18:17

800px-Anselm_Feuerbach_002.jpg

 

 

"… Vingt siècles de judéo-christianisme – en gros…- laissent des traces dans le formatage du corps occidental.

(…)

L’érotisme agit en antidote à la sexualité définie par sa nature bestiale : quand le sexe parle seul il exprime les pulsions les plus brutes du cerveau reptilien ; lorsqu’il se manifeste dans l’artifice, il ramasse le meilleur de la civilisation qui le produit. Si l’on cherche le pendant judéo-chrétien aux érotiques chinoise, indienne, japonaise, népalaise, persane, grecque, romaine, on ne trouve rien. Sinon l’inverse d’une érotique : haine des corps, de la chair, du désir, du plaisir, des femmes et de la jouissance. Aucun art de jouir catholique, mais un savant dispositif castrateur et destructeur de toute velléité hédoniste.

L’un des piliers de cette machine à produire des eunuques, des vierges, des saintes, des mères et des épouses en quantité, s’effectue toujours au détriment du féminin dans la femme. Elle est la première victime de cet anti-érotisme, coupable de tout sur ce terrain. Pour fonder cette logique du pire sexuel, l’Occident crée le mythe du désir comme manque. Du discours sur l’androgyne tenu par Aristophane dans le Banquet de Platon aux écrits de Jacques Lacan, en passant par le corpus paulinien, la fiction dure et perdure.

Que dit-elle ? En substance : hommes et femmes procèdent d’une unité primitive déchue par les Dieux à cause de son insolence à jouir de sa totalité parfaite ; nous sommes fragments, morceaux, incomplétudes ; le désir nomme la quête de cette forme primitive ; le plaisir définit la croyance en la réalisation fantasmatique de cet animal sphérique, car parfait. Le désir comme manque et le plaisir en comble de ce manque, voilà l’origine du malaise et de la misère sexuelle.

En effet, cette fiction dangereuse conduit la plupart à chercher l’inexistant, donc à trouver la frustration. La quête du Prince charmant produit des déceptions : jamais le réel ne supporte la comparaison avec l’idéal. La volonté de complétude génère toujours la douleur de l’incomplétude. (…)

Or, le désir n’est pas manque, mais excès qui menace débordement ; le plaisir ne définit pas la complétude prétendument réalisée, mais la conjuration du débordement par l’épanchement. (…)

Le mâle préexiste à l’homme, la femelle aux femmes. La répartition sociale des rôles s’effectue en regard de la progéniture. (…) Naturellement, la famille mobilise mâle et femelle chacun pour un rôle particulier. (…) Des millénaires plus tard, malgré la couche culturelle et les strates intellectuelles des civilisations, en est-il vraiment autrement ?

Cet agencement primitif éthologique, la politique et la société le récupèrent, lui donnent crédit sous forme de loi fondatrice. Dès lors, la famille, constitue la cellule de base de la société. Elle agit en premier rouage de la mécanique étatique qui, pour exister, tâche, consciemment ou non, de reproduire le plan du monde des dieux : là où le monothéisme triomphe, la famille reproduit l’ordre céleste. Un seul Dieu – dit aussi Dieu le père ; le père, lui, emprunte ses attributs pour régner dans la famille : pouvoir total sur le principe de droit divin, parole fondatrice, verbe performatif, occupation du sommet de la hiérarchie. (…)

Sectionné, souffrant du manque, retrouvant sa moitié, reconstituant l’unité primitive, jouissant du plaisir de cette fusion réalisée, recouvrant la paix dans la reconstitution d’une entité fictive, le couple n’a de cesse de parfaire son amalgame existentiel par la production d’un tiers, puis de plusieurs. La famille nucléaire réalise le projet de l’espèce en permettant l’accomplissement du dessein de la nature.

Se croyant libérés des contraintes éthologiques, les hommes affublent cette vérité triviale de concepts utiles pour camoufler en eux la permanence du mammifère. (…)

A priori, le désir active une formidable force antisociale. Avant sa capture et sa domestication dans des formes présentées comme socialement acceptables, il représente une énergie dangereuse pour l’ordre établi. Sous son empire, plus rien ne compte de ce qui constitue un être socialisé. : emploi du temps quadrillé et répétitif, prudence dans l’action, épargne, docilité, obéissance, ennui. Dès lors triomphe tout ce qui s’y oppose : liberté totale, règne du caprice, imprudences généralisées, dépenses somptuaires, insoumissions aux valeurs et principes ayant cours, rébellion face aux logiques dominantes, complète asocialité. Pour être et durer la société doit encager cette puissance sauvage et sans loi.

Une deuxième raison explique la codification ascétique des désirs et des plaisirs : la volonté farouche de réduire à néant l’incroyable puissance du féminin. (…) Le code de bonne conduite libidinale féministe devient dès lors, par pure promotion de l’arbitraire mâle, la loi intransgressible. Comment élaborer puis promulguer ce code ? A l’aide de la religion, excellente complice en matière d’extinction des libidos. Our fixer, réduire, voire supprimer la libido, l’oint de Dieu décrète le corps sale, impur, le désir coupable, le plaisir immonde, la femme définitivement tentatrice et pécheresse. Puis il décrète la solution : abstinence intégrale.

Comme le renoncement aux plaisirs de la chair est une vue de l’esprit, après avoir placé la barre très haut pour créer la culpabilité du pauvre bougre incapable de s’élever à l’altitude idéale, on paraît manifester bienveillance et compréhension en proposant une alternative. Si le sacrifice total du corps reste inaccessible, on veut bien consentir, effet de générosité, à un sacrifice partiel : la chasteté familiale suffira. Le mariage la permet. (…)

Cette solution de repli a le mérite de laisser à la société, donc à l’espèce… la voie libre pour ses projets : en consentant à une sexualité uniquement dans le cadre familialiste, monogame, consacrée par le mariage chrétien, Paul, et autres théoricien chrétiens de ces sujets, laissent une (petite) marge de manœuvre aux partenaires et surtout ouvrent un boulevard à la reproduction de l’espèce, donc à la pérennité de la communauté humaine gérée par les acteurs de cette idéologie de l’idéal ascétique.

Avec le temps la flamme de la passion originelle s’amenuise, puis disparaît. L’ennui, la répétition, l’engagement du désir (libertaire et nomade par essence) dans la forme contraignante d’un plaisir répétitif et sédentaire éteint la libido. Dans la famille où le temps se donne prioritairement aux enfants et à l’époux, la femme meurt avec le triomphe en elle de la mère de famille et de l’épouse qui consomment et consument la quasi-totalité de son énergie.

Ecrite dans la langue de l’habitude et de la ritournelle, la sexualité conjugale installe la libido  dans les cases apolliniennes d’une vie de famille réglée dans laquelle l’individu disparaît au profit du sujet. Dionysos trépasse, la misère sexuelle s’installe. Tant et si bien qu’à force de déterminismes sociaux, de propagandes idéologiques moralisatrices tous azimuts, la servitude devient volontaire et, définition de l’aliénation, la victime finit même par trouver son plaisir dans le renoncement à soi."

 

 

« La puissance d’exister » Michel ONFRAY

 

Partager cet article
Repost0

commentaires